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Le télétravail des femmes pendant et après la pandémie

La crise sanitaire a conduit des milliers de personnes à travailler de la maison. Du jour au lendemain, sans l’avoir choisi et sans s’y être préparées – pas plus d’ailleurs que leurs organisations –, elles se sont lancées dans le télétravail. Elles ont dû s’aménager un « coin travail », apprivoiser des outils technologiques, composer avec un nouveau rythme de communication avec les collègues et gestionnaires, etc. Pour les parents de jeunes enfants, ce bouleversement du quotidien s’est de surcroît conjugué avec la fermeture des écoles et garderies au printemps dernier.

Publié le 5 novembre 2020

Bien qu’expérimenté à la dure, le télétravail a vu croître le nombre d’individus et d’organisations aspirant à son maintien, du moins à temps partiel, une fois que la pandémie sera surmontée. Le gouvernement du Québec a pris la balle au bond en s’engageant à ajuster les lois pour tenir compte de cette évolution et, sur la base d’un avis du Conseil consultatif du travail et de la main-d’œuvre (CCMT), en conviant les milieux de travail à se doter d’une politique en la matière. Ce contexte invite à appréhender les effets du télétravail sur les femmes, notamment sous l’angle de la conciliation (télé)travail‑famille.

Le télétravail propulsé par la pandémie

Avant la pandémie, le télétravail (voir encadré) occupait une place marginale au Québec. Comme le rapportent la professeure Diane‑Gabrielle Tremblay et la spécialiste en sciences de l’éducation Geneviève Demers, il concernait autour de 10 % à 15 % de la main-d’œuvre, dont une majorité de cadres et de professionnel·le·s. Au printemps 2020, le portrait de situation change considérablement. Selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), le télétravail occupe près d’une personne en emploi sur deux en mars et avril, puis atteint un taux de 40 % à la fin mai. En août, ce taux avoisine plutôt 30 % selon le professeur Mircea Vultur.

Le télétravail, excluant ici le travail autonome réalisé à domicile, désigne un mode d’organisation du travail selon lequel une personne accomplit « de manière formelle ou informelle, à temps plein ou partiel, certaines tâches ou fonctions hors de l’organisation » qui l’emploie, « et ce, au moyen des technologies de l’information et de l’Internet » (Tremblay et Demers, 2020, p. 11).

Des données québécoises sur la proportion des femmes et des hommes en télétravail avant et pendant la pandémie ne sont malheureusement pas disponibles. Certaines données indiquent néanmoins que les femmes dans cette situation seraient plus nombreuses, dans la mesure où elles sont plus susceptibles d’occuper un emploi pouvant être exercé au domicile. Ainsi, quoique sur la base d’une analyse qui inclut tous les cas de travail à la maison, dont celui du travail autonome, Statistique Canada établit que la capacité du télétravail existe pour 46 % des Canadiennes, mais seulement pour 32 % des Canadiens. Cette capacité augmente toutefois avec le niveau de scolarité, l’écart entre les sexes étant quasi nul avec un diplôme universitaire (60 % des femmes et 59 % des hommes), alors qu’il atteint plus de 20 points de pourcentage avec un diplôme d’études secondaires ou un certificat ou diplôme d’une école de métiers.

L’engouement croissant pour le télétravail

Les Québécoises et Québécois qui ont expérimenté le télétravail pendant la pandémie se montrent de plus en plus enthousiastes à son sujet. Selon une récente enquête d’opinion conduite entre autres par Tania Saba de l’Université de Montréal, près de 40 % des personnes en télétravail en avril préféraient « plutôt » ou « tout à fait » continuer après la crise sanitaire si on leur en donnait le choix, alors que cette proportion grimpe à environ 60 % en mai, puis à 75 % en juillet. Au cours de ces mêmes mois, la part des personnes disposées à ne plus retourner au bureau du tout si elles en ont le choix passe quant à lui de 17 % à 35 %, puis à 47 %.

Or, rapporte la chercheuse Saba, l’enquête ne montre pas de différence notable selon le sexe. Ce constat peut être mis en perspective avec des données de 2001 indiquant que les femmes, un peu plus que les hommes, souhaitaient télétravailler. Il rejoint par ailleurs la conclusion que la professeure Tremblay dégage de plusieurs études sur le télétravail hors pandémie : pour les unes et les autres, les bénéfices l’emportent sur les inconvénients.

Le télétravail séduit aussi des organisations. L’Institut de la statistique du Québec (ISQ) relève, par exemple, que près d’une entreprise sur quatre (23 %) s’attend à laisser 10 % ou plus de son effectif faire du télétravail après la pandémie. Cette proportion passe à plus d’une entreprise sur deux pour les secteurs de l’industrie de l’information et de l’industrie culturelle (58 %) et des services professionnels, scientifiques et techniques (53 %).

Nourrie par les possibilités technologiques de même que par les défis environnementaux, une croissance du télétravail est considérée comme probable par-delà la crise sanitaire selon nombre de spécialistes. Cette perspective rend pertinente la question des effets de cette organisation du travail sur les femmes, en particulier sur la conciliation travail-famille étant donné l’inégal partage des responsabilités domestiques et familiales.

Conciliation télétravail-famille

En contexte de crise sanitaire

Pendant la pandémie, le télétravail a soulevé des défis majeurs en matière de conciliation travail-famille, vu la rupture totale ou partielle des services éducatifs. En effet, les télétravailleur·euse·s ont dû composer avec la présence des enfants à la maison au printemps en raison de la fermeture des écoles et des garderies, et pendant l’été, du fait de la limitation du nombre de places dans les camps de jour. Le défi demeure présent des mois plus tard, alors que des enfants sont retirés temporairement des écoles ou garderies en cas de risque de contagion ou d’éclosion. Comme les femmes assument davantage que les hommes les responsabilités liées aux soins et à l’éducation des enfants, les télétravailleuses peuvent plus souvent être affectées psychologiquement par la situation, comme le soulignent les professeures Marie-Pierre Leroux et Caroline Coulombe.

Hors crise sanitaire

Selon les études recensées par Tremblay et Demers, peu ou pas d’inconvénients sont associés au télétravail; en fait, ceux-ci toucheraient une minorité de personnes, souvent parmi celles qui télétravaillent à temps plein, et seraient temporaires dans la mesure où des solutions éprouvées existent pour les surmonter. A contrario, et même pendant la crise actuelle, le télétravail apparaît riche de bénéfices tant pour les femmes que pour les hommes, les deux groupes y trouvant notamment « une bonne avenue pour concilier travail et vie personnelle », comme le soutient la chercheuse Saba. De fait, la recherche met en évidence les multiples avantages attribués au télétravail, à commencer par la souplesse des horaires, et ce, tant pour les femmes que pour les hommes. Ces avantages concernent aussi le sentiment d’une plus grande efficacité, une meilleure concentration, des économies en temps de transport et en argent, une amélioration de la qualité de vie, y compris de la vie familiale, et une diminution du stress.

Des écrits, dont le récent avis du CCMT, s’intéressent néanmoins au fait que le télétravail puisse, en particulier pour les femmes, nourrir un conflit entre famille et emploi, conflit résultant notamment du « brouillage entre vie privée et vie professionnelle ». Par exemple, les chercheuses Dalia Gesualdi-Fecteau, Geneviève Richard et Guylaine Vallée expriment la crainte que le personnel en télétravail tende à se rendre disponible au-delà des heures normales de travail. Or, pour elles, ce risque est d’autant plus préoccupant pour les femmes, sachant que celles-ci « consacreraient 33 % plus de temps que les hommes à des activités de travail non rémunérées liées aux tâches domestiques et aux soins ». Cela rappelle le paradoxe, mis en évidence par Tremblay et ses collaboratrices au sujet du télétravail à temps plein, selon lequel « si [celui-ci] peut favoriser la conciliation emploi-famille, il est aussi source d’empiétements dans la vie privée et de brouillage des frontières entre vie privée et vie professionnelle ».

Ainsi, l’enjeu de la conciliation (télé)travail-famille rejoint celui de l’hyperconnectivité, soit le fait d’être joignable par son employeur tous les jours, 24 heures sur 24. D’ailleurs, comme le Code du travail en France l’a intégré en 2016, le droit à la déconnexion vise à « assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale ». Pour sa part, le CCMT évoque « le droit à la déconnexion et les dangers de l’hyperconnectivité » et prévoit que les politiques ou ententes-cadres des milieux établissent des balises en la matière. Puisqu’elles tendent davantage à prendre en charge les responsabilités familiales et domestiques, les femmes pourraient être particulièrement concernées par ce risque mis notamment en évidence par le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) en octobre 2020.

Dans la même veine, à la lumière des possibilités technologiques actuelles, l’enjeu de la conciliation travail-famille s’apparente à celui du risque de trop travailler. Ce danger est bien réel, comme l’exposent Tremblay et Demers. Celles-ci se réfèrent en effet à des recherches qui montrent que la personne en télétravail tend à s’accorder moins de pauses, car elle est moins sollicitée par les collègues, et qu’elle « aurait tendance à soustraire du temps de travail les interruptions, volontaires ou imposées, et à les reprendre à un autre moment ». Les études évoquées ne permettent toutefois pas d’évaluer les différences entre les femmes et les hommes sur ce plan.

Somme toute, si le télétravail comporte assurément des enjeux de conciliation travail-famille pour les femmes, comme le reconnaît la professeure Tremblay, l’idée que le télétravail, en soi, rende difficile de séparer vie personnelle et professionnelle n’est pas fondée. Il s’agirait là d’un des mythes entourant le télétravail, mythe d’autant plus tenace qu’il se conjugue à une méconnaissance de la gestion et de l’organisation du télétravail.

« Dans un contexte normal (hors pandémie), le télétravailleur peut bénéficier de plus de concentration et de tranquillité à domicile, et on observe souvent une meilleure qualité du travail. Nos recherches (Tremblay, 2020; 2001) ont montré que les télétravailleurs arrivent à séparer les deux sphères assez rapidement, même s’il y a de petits ajustements au début.  »

(Tremblay et Demers, 2020, p. 54.)

Le télétravail : une affaire de gestion et d’organisation

Les défis du télétravail sont reconnus. Ils commandent que chaque entreprise ou organisme établisse en son sein des règles claires entre les parties prenantes du télétravail, comme le font valoir le Conseil consultatif du travail et de la main-d’œuvre et le ministre du Travail, de l’emploi et de la solidarité sociale. Ces défis exigent également, selon des spécialistes comme Tremblay, l’adoption de pratiques de gestion et d’organisation du travail adaptées. Certaines de ces pratiques sont particulièrement pertinentes pour lutter contre la perpétuation, voire l’exacerbation d’inégalités entre les femmes et les hommes, notamment eu égard à la conciliation travail-famille. Parmi les pistes qui découlent de l’implantation réussie du télétravail dans différents milieux, les chercheuses Tremblay et Demers mentionnent par exemple l’adoption du télétravail alterné deux ou trois jours par semaine ainsi que des communications régulières avec les gestionnaires et collègues, sans compter la formation du personnel intéressé par le télétravail.

Un autre défi concerne de possibles iniquités entre les personnes employées, selon qu’elles optent ou non pour le télétravail. Comme relevé dans le Harvard Business Review, celui-ci pourrait par exemple avoir des effets négatifs sur le cheminement de carrière des femmes dans la mesure où il réduit leurs contacts réguliers informels avec les personnes, majoritairement des hommes, qui prennent les décisions au sein des organisations. De tels risques appellent, comme l’y invitent Tremblay et Demers, l’adoption de politiques garantissant la visibilité dans l’organisation des personnes qui télétravaillent et leur assurant les mêmes chances de carrière que celles qui sont présentes au bureau.

Pour l’avenir du télétravail

L’impulsion que la pandémie a donnée au télétravail interpelle au premier chef le gouvernement du Québec, qui a commencé à agir pour tenir compte de cette mutation des milieux de travail. Le Québec emboîte ainsi le pas à d’autres sociétés, comme l’Union européenne, qui a adopté en 2002 un accord-cadre sur le télétravail, ou encore les États-Unis, qui ont conclu en 2010 ­un accord pour réglementer le télétravail dans les agences fédérales étatsuniennes. Il s’agit là d’un signal fort pour les gestionnaires et le personnel qui, tentés par le télétravail, veulent en optimiser les avantages et en minimiser les inconvénients. La recherche peut éclairer le chemin à emprunter, notamment pour faire en sorte que le télétravail ne renforce ni n’exacerbe les inégalités entre les femmes et les hommes, mais qu’il soit plutôt pleinement au service de l’égalité entre les sexes.

Ce contenu a été préparé par Lynda Gosselin du Conseil du statut de la femme.

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